MYTHOLOGIE LEGERE…

30 septembre — 31 octobre 2009

Alecos Fassianos
Helenbeck Gallery
6 rue Defly Nice, France 06000


« […] l’œuvre d’art est la création d’un mythe, c’est-à-dire qu’est poète celui qui a le pouvoir de donner à un ensemble réel, saisi dans un temps donné, valeur de fable éternelle riche de multiples significations. »
Gilbert Moget, mars 1970, préface à Cesare Pavese, Lettres 1924-1950, Gallimard, 1971.

Un artiste qui ne serait pas totalement perméable au monde ne serait pas un artiste. C’est même à cette aune qu’on le reconnaîtra, à la capacité dont il fait preuve à s’abandonner, à se faire miroir. Alecos Fassianos donc en est, est un grand. Fassianos est de ceux dont non seulement le regard, l’intelligence, la sensibilité mais tout le corps, plus fort que la peur, peuvent dire une passion du monde dans ses multiples dimensions.
Là, dans ces grandes toiles, quelque chose se lit d’un âge d’or, comme Jason le rêve de la Toison. Or découpé des Scythes, de l’île de Kéa dans les Cyclades, où il passe six mois de l’année, c’est toute l’Asie Mineure, la Mer Noire, et bien sûr la Grèce des mythes et des splendeurs, les corps dansants des vases, qu’il conquiert, en guerrier sombre et obstiné, pour immobiliser en son mouvement un temps qui fut l’âge du Beau, le temps d’une pensée de la beauté au dedans et au dehors. Là où le quotidien rejoint le mythe, là où le quotidien engendre le mythe, là où le mythe naît du quotidien.
La peinture de Fassianos est à la mesure de sa vision : le divin est dans le rien, dans le rien des corps, le rien des chairs, hommes, femmes, que dore le soleil. L’autre, au moment où on se met à aimer, devient ange. Fassianos fixe une éternité comme le coup de foudre arrête l’instant. Amour bleu, amour rouge, amour or, il n’est question que d’aimer, et de donner à aimer en une vision magistrale l’éclatante beauté du monde et de la vie. Les couples s’enlacent, pour se protéger, d’un mystère, d’un inconnaissable, d’un innommable, chuchotent. Conciliabules, confidences. Le vent étend les chevelures, on se souvient, pensif, gravement, d’une fête ancienne, d’un Eden. A la façon d’un Bellini, les yeux disent, d’un horizon, les mots impossibles. Dieu est dans les corps, Dieu est dans les regards, la peinture de Fassianos dit à la fois le bonheur langoureux et la peine nostalgique d’être au monde.
Les dieux sont morts, Fassianos peint des dieux, le temps de l’enfance, quand la stupéfaction du jeune enfant se doublait de la crainte des gestuelles guerrières des baigneurs aux mentons forts. Dans le ciel, couraient des oiseaux bleus de Perse qui disaient un jardin, un paradis. Sur le guéridon, un quartier de pastèque, un rouget. Le détail de la peinture hollandaise. Dans le vent, sur le bras, dans la main, une écharpe à pois. Le bonheur était grave. Dans le ciel de l’enfant couraient des mystères. Le rouge était de sang caillé, le bleu de la mer et du ciel était celui des sens et de l’abîme, l’or vieilli celui des merveilles charnelles. Un accoudoir se fait phallus. Au tout début du monde, tout était déjà ancien et déjà on se souvenait.
Fassianos, dont on peut sans doute dire comme pour Cesare Pavese qu’il est un « homme qui croit qu’on ne vit jamais qu’un commencement », est peintre du merveilleux, d’un merveilleux mélancolique. Gloire des corps jeunes et nus, à la chair, sous la peau qui lui fait une ombre, brillante de vie. De ce prodige, Fassianos se fait chantre, et nous dit aussi l’envers, l’envers inévitable, le guéridon, toujours le guéridon, au bouquet de fleurs sauvages, esseulées, inutiles et mortuaires. Quelque chose demeure d’un temps ancien, d’un moment où le temps s’arrêta en des couleurs, en la rondeur d’un fruit, le profil d’un visage. Oh mère, dis-moi ce que tu ne diras plus, la confidence, le goût de la douceur, dis-moi de ta voix le rouge des pastèques, dis-moi ton rêve comme autrefois ! Alors, il a fallu chercher, et encore s’abandonner, en Matisse, en Dufy, en Picasso – ces naseaux, ce cheval qui hennit, ce cheval que je suis, en Léger. Car c’était à cette condition-là. La manie du mythe valait bien cette démesure. Fassianos joue avec le temps, peint en laissant le temps s’insinuer parmi les couleurs et les formes, pour lui donner place, toute la place. Des interstices secrets, le temps déborde. Promesse des colombes et des rameaux. Il n’y a d’autre métaphysique que celle de l’impossible désir.
Avec Mythologies légères…, le temps estompe tout ou presque, les origines, les commentaires, le rationnel. Demeure le corps par où on est heureux, par lequel on jouit du vent, de la mer, du soleil. Dans « Oiseaux du soleil », ce n’est pas seulement le bruissement des ailes ou le bourdonnement des abeilles qui s’entend mais un acquiescement, et quoique inquiet, un oui au monde. Eve et Adam ont chacun un sexe de garçon, l’agneau est un bélier, l’écharpe un filet à poissons, le bouquet une érection. C’est qu’il s’agit de célébrer Eros, sa permanence, en rouge, bleu et or.

Martin T.