LES LARMES D’EROS

19 décembre — 05 mars 2016

Quentin Derouet
Helenbeck Gallery
6 rue Defly Nice, France 06000


Entretien entre Quentin Derouet et Chantal Helenbeck – Décembre 2015

Chantal Helenbeck : Cela fait une année que tu as axé principalement ton travail autour d’une fleur, la rose, et créé une nouvelle espèce de rosier. Peux tu nous en dire plus sur ce projet ?

Quentin Derouet : J’ai créé en collaboration avec l’entreprise Meilland ( Grand créateur de rose), et aussi dans le cadre du post diplôme de Nantes, dirigé par Fabrice Hyber, une nouvelle rose, dont l’unique particularité se trouve dans le pigment que la fleur laisse quand on l’écrase sur un support. C’est la qualité du jus de la rose qui m’intéressait.
Je voulais créer la rose qui ferait la « plus belle » trace quand on l’écrase.

C.H. : Comment as-tu procédé pour créer cette rose ?

Q.D. : J’ai rencontré la famille Meilland et je suis allé dans leurs serres et terrains pour tester sur un carnet toutes les roses créées depuis 50 ans. Je me suis très rapidement rendu compte que les fleurs rouges donnaient les meilleurs résultats.
J’ai fini par sélectionner des fleurs en création, essayé des croisements, obtenu une fleur qui correspondait à mes attentes. Il s’agit d’une fleur rouge, relativement grosse et identifiable. Il faudra attendre maintenant une ou deux années avant d’obtenir les premiers rosiers.

C.H. : Avec cette rose, tu reprends une pièce que tu as réalisée à la fin de tes études et qui t’a d’ailleurs permis d’obtenir le prix de la ville de Nice en 2012. Il s’agissait d’un trait sur le mur avec un bouquet de rose.

Q.D. : Oui, cette pièce s’appelait Encore un geste d’amour , dont j’ai conservé le même titre. C’est toi qui un jour m’as dit : « Si tu dis déjà une seule chose dans ta vie, c’est beaucoup. » Et j’ai compris que ce trait de rose est peut-être une des seules choses que j’avais dire. Qu’avais-je d’autre à dire que d’écraser une fleur pour laisser une trace ? Et à partir de ce moment, mon travail s’est resserré. Loin de moi l’idée de devenir l’artiste de la rose. Ce sujet, voire cette contrainte, m’ouvre un éventail de liberté, et j’ai l’impression de faire un travail plus rigoureux et qui prend du sens dans la durée.

C.H. : La rose devient récurrente dans ton travail, tout comme cette teinte violette qui est la couleur de la rose écrasée.

Q.D. : C’est déjà fabuleux de se dire qu’une rose rouge écrasée sur un support donne du violet. Le rouge de la rose donne du violet sur la toile, nous passons de la première couleur du spectre à la dernière.
J’ai fait mon éducation artistique avec l’art post moderne, comme disait Picasso : «  si il n’y a plus de bleu je mets du rouge. » Je n’ai jamais eu de goût particulier pour une couleur ou une autre, mais le violet s’est imposé, symbolisant un ensemble de choses qui correspondaient à mes questionnements. Je n’ai pas choisi une couleur pour illustrer ma pensée. Cette couleur s’est imposée à cause de la rose et j’ai de la chance car il se trouve qu’elle est liée à des questions qui me préoccupent.

C.H. : Quel est ton rapport avec la symbolique très forte de la rose rouge et aussi de la couleur violette ?

Q.D. : Un journaliste demandait la question à Umberto Ecco : « Pourquoi avez vous nommé votre livre Au nom de la rose ? » et il a répondu que « La rose est une figure symbolique tellement chargée de significations qu’elle finit par n’en avoir plus aucune ou presque ». Je trouve cela très juste. Warhol disait qu’il peignait une soupe Campbell car c’est une chose qu’il aimait beaucoup, moi, je travaille avec la rose, car c’est une chose que j’aime beaucoup et que je déteste tout autant. Je pense que c’est l’une des choses les plus chargées symboliquement, et surtout la plus paradoxale. La rose rouge a fait l’éponge des sentiments de l’homme et elle a peut–être en elle ce que l’homme peut faire de plus beau, comme ce qu’il a fait de plus terrible. Que cela soit dans la mort ou dans l’amour, dans la pauvreté ou dans le luxe, dans le kitsch ou le bon goût, dans le capitalisme ou la révolution, dans la nature ou l’artifice… la rose s’adapte et endosse touts les rôles.
J’ai l’impression, quand je fais un trait avec cette fleur, de ne rien dire et en même temps de dire tout cela.

C.H. : Et le violet ?

Q.D. : Le violet, c’est différent. La rose, je l’ai choisie, le violet existe dans mon travail à cause de la rose. Mais j’ai étudié cette couleur et compris que sa symbolique appuyait mes questionnements. Le violet est très lié à la mort et au deuil. Elle est à éviter dans la peinture italienne de la Renaissance. Plus mélancolique et mystérieuse que le noir, elle est surtout d’une sensualité très forte.

C.H. : Pour l’exposition à la Galerie Helenbeck, tu présentes des peintures, ton travail se resserre de plus en plus autour de ce médium, peux-tu nous en dire plus sur ton rapport à la peinture et les œuvres produites pour cette exposition ?

Q.D. : J’ai toujours vu ce trait de rose comme un véritable geste de peinture, pas du tout dans le sens de la gestuelle, mais plutôt dans la réflexion qu’il pose sur ce médium.

C.H. : Oui, c’est un geste minimal de par sa forme, ses moyens, ton implication, mais maximal dans son lyrisme, sa portée, son efficacité.

Q.D. : C’est une belle et flatteuse manière de voir cette œuvre.

C.H. : Revenons aux peintures de l’exposition, tu as commencé par réaliser des peintures sur des toiles brutes juste avec de la rose rouge.

Q.D. : Oui, j’ai fais des toiles très minimales, seulement avec un trait, puis d’autres avec de la rose macérée dans de l’eau et de la rose brulée… J’en arrive à un questionnement de peintre sur l’histoire de la peinture. C’est un grand écart dans l’histoire de l’art qui va des peintures rupestres, en passant par cette quête alchimique durant la Renaissance pour trouver le pigment parfait, puis de la peinture romantique avec tout son rapport à la nature, à l’art moderne avec des peintres comme Yves Klein ou Cy Twombly, jusqu’à nos jours avec ce retour à l’abstraction.

C.H. : Tu as aussi reproduit artificiellement le pigment de la rose rouge.

Q.D. : Oui, pour différentes raisons. La rose reste un pigment végétal très fragile, cela me plait beaucoup, la composition ne bouge pas mais dans le temps, la teinte du violet évolue.
Le fait d’avoir réalisé ces peintures, ou plutôt la palette artificielle de la rose, me permet aussi de pouvoir appréhender la couleur différemment. Dans l’exposition, la série de grandes toiles abstraites résulte du mélange entre de la rose sur toile, de la rose brulée et la palette de couleur qui reprend le pigment de la rose. Nous pourrions parler d’une alchimie entre l’artifice et le naturel. Cela revient à ce que je disais précédemment au sujet des paradoxes de cette fleur.

C.H. : Tu as réalisé aussi des peintures de dentelles qui reprennent elles aussi la couleur du trait de rose.

Q.D. : Ceux sont des dentelles qui représentent des roses entremêlées. Dans ces peintures très réalistes, nous avons un jeu de textures assez complexe. Entre le tissu et la photographie, ces peintures renvoient à deux symboliques fortes de la rose et du violet, qui sont une idée de la noblesse et de la sensualité. Une peinture pleine d’oppositions comme la rose, une peinture décorative et conceptuelle, une peinture sensuelle et lisse.

C.H. : En dehors d’une photographie, tu ne présentes que des peintures et surtout, tu as pris le parti de laisser comme suspendu cette idée de la création d’une nouvelle rose. Tu ne présentes pas ce rosier, ni une œuvre documentaire sur ce projet.

Q.D. : C’est vrai que j’ai voulu faire une exposition de peintre, d’ailleurs aujourd’hui, je me qualifie comme un peintre. La photographie de l’exposition, je la considère comme une peinture. Il s’agit d’une photo que ma femme m’a envoyée et que j’ai simplement retouchée avec un filtre violet. Je l’ai développée et j’ai déposé des roses sur l’image jusqu’à ce qu’elle se décompose et qu’il y ait une réaction chimique. C’est le temps qui efface l’image de l’amour et du quotidien, mais peut-être sublime l’image avant de la détruire complètement.
Dans cette exposition, j’ai pris le parti de mettre en avant et de confronter mes différentes recherches picturales en rapport avec la rose. Je voulais que l’on regarde de la Peinture et non de la peinture à la rose. Oui, c’est un travail de peinture à la rose. Oui, c’est à la base une œuvre conceptuelle sur la création d’une nouvelle espèce de rose. Mais c’est avant tout de la Peinture.

C.H. : Peux-tu nous parler du titre de l’exposition « Les larmes d’Eros » qui est aussi le titre de toutes les œuvres présentées.

Q.D. : Les larmes d’Eros est le titre du dernier livre de George Bataille. Un petit livre dans lequel Bataille a voulu résumer toute sa pensée avant de mourir.
C’est une traversée de l’histoire de l’art, des peintures rupestres jusqu’au surréalisme, à travers le prisme du questionnement central de l’œuvre de Bataille qui est le rapport entre la mort et l’érotisme.
Ce titre correspond au sentiment qui habite toute les peintures de l’exposition. Mais c’est aussi le Eros de Marcel Duchamp et son Rrose Selavy, l’anagramme de rose.
Ce sont les larmes de l’amour, les larmes du sexe, les larmes de la mort, de tout ce qui nous dépasse. Des larmes de roses, des larmes de joies, car nous vivons dans un univers où une rose rouge peut faire une trace violette, un univers où nous pouvons peindre, où nous pouvons tomber amoureux et mourir.

C.H. : Quels sont tes prochains projets ?

Q.D. : Je vais continuer mes recherches sur la peinture et la rose, je travaille déjà sur des séries de sérigraphie à la rose et de toiles figuratives à l’huile. J’ai l’impression que c’est un peu ma période rose… C’est la première fois ou j’ai le sentiment de vraiment commencer à écrire et peindre quelque chose. Peu importe si je continuerai deux ans ou dix ans à peindre avec cet outil, je sais que ce que je fais en ce moment est très important dans mon histoire d’artiste que je tente d’écrire.
Dès que le rosier sera abouti, je vais réaliser une grande roseraie, surement avec une cabane/atelier pour avoir un refuge où travailler, une manière d’habiter (et de travailler) en poète comme en parle Martin Heidegger.
Je prépare aussi une grande exposition personnelle sous la tutelle de Fabrice Hyber autour de tout ce projet. Et surtout, je souhaite continuer d’écrire avec toi une belle histoire.